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Entre éthique de conviction et éthique de responsabilité, quel avenir pour l’Ukraine aujourd’hui ?

#10 - L’actualité nous a révélé à quel point l’Europe est fragile, de Philippe Jourdan de l'Académie The Alchemists


Crédit photo: Geralt - Pixabay.com

L’actualité nous a révélé à quel point l’Europe est fragile – la guerre est à nos portes – mais aussi capable de rebondir - une solidarité sans faille s’est établie en quelques jours avec le peuple Ukrainien envahi par les forces militaires russes. L’analyse des informations, disponibles sur les grands médias mais plus encore sur les réseaux sociaux (saluons au passage le travail de recoupement formidable effectué par le réseau #OSINT) montre que les réactions des nations, des peuples et des individus nous renvoient à l’opposition entre deux éthiques, l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité, telles que formalisées par Max Weber dans son ouvrage Le savant et le politique.


Après une phase de sidération, l’Europe, par la voie d’Ursula Von der Leyen a tenu un discours d’une très grande fermeté vis-à-vis de la Russie promettant des sanctions d’un niveau jamais atteint sur un plan économique et financier, une aide militaire massive à l’Ukraine, allant jusqu’à la livraison d’avions de combat. Nous sommes là dans l’éthique de conviction, relevant de l’axiologie, avec le souci évident pour les Etats européens de ne pas trahir les valeurs ou transgresser les normes au cœur du modèle démocratique européen. On peut y rattacher la réaction, démentie par la suite, de Bruno Le Maire, parlant de « guerre économique » avec la Russie. Dans l’éthique de conviction, l’acteur moral ne se soucie pas des conséquences, seule compte la pureté de l’intention.


Cette éthique de conviction s’oppose à l’éthique de responsabilité, illustrée par l’attitude «prudente» des Américains et de l’OTAN, sous domination américaine. Certains, dont le Président V. Zelensky, ont vite compris que l’engagement américain excluait tout risque de confrontation directe avec la puissance russe, compte-tenu des risques d’escalade : refus de livrer directement des avions de combat, de fermer l’espace aérien ukrainien aux avions russes, etc. L’éthique de responsabilité est ici de nature téléologique, elle se veut rationnelle par rapport à une fin, un but poursuivi. Elle prête donc une attention particulière aux moyens et à l’efficacité en vue d’atteindre un but.


Laquelle permettra au plus vite de rétablir la paix en Ukraine ? Nul ne le sait. Pour autant, la résolution de ce conflit semble dominée par quatre logiques, qui n’ont rien à voir avec la morale et l’éthique, mais avec la Realpolitik cher à Bismarck, et dont il faudra bien tenir compte dans les négociations qui s’amorcent timidement : l’Ukraine ne peut pas gagner, la Russie ne peut pas perdre, l’Amérique n’a rien à gagner, et l’Europe a tout à perdre.


L’Ukraine ne peut pas gagner tant est grande la disproportion des forces, malgré le courage et l’engagement du peuple ukrainien. S’y ajoute le fait que les puissances occidentales ne souhaitent pas s’engager dans un conflit qui pourrait aboutir à une guerre totale. La Russie ne peut pas perdre, car le pouvoir poutinien a ici engagé un bras de fer, non pas contre le peuple ukrainien, mais contre l’Occident et l’OTAN accusés depuis la Chute du Mur de Berlin de refuser à la Russie le statut de grande puissance. Certes d’aucuns mettront en avant que le régime actuel peut être renversé à Moscou. C’est méconnaître les mécanismes de contrôle de l’opinion publique par un pouvoir autocratique, la résilience du peuple russe, et un fonctionnement du pouvoir appuyé sur trois piliers : l’autocratie, l’orthodoxie et le nationalisme. L’Amérique n’a rien à gagner, ainsi que l’atteste la prudence des engagements américains sur le sujet, au-delà des déclarations tonitruantes (voir la volte-face sur la livraison des avions de chasse polonais). Le poids des lobbies pro-ukrainiens et pro-russes auprès du Congrès à Washington sera déterminant dans la politique étrangère américaine, comme lors du conflit en ex-Yougoslavie (pro-slaves et pro-bosniaques), et rien ne permet de prédire de quel côté penchera la balance dans les mois qui viennent. Pour paraphraser De Gaulle, « l’Amérique n’a pas d’allié, elle n’a que des intérêts », et il n’est pas certain que l’affaiblissement de l’Europe qui pourrait in fine résulter de la guerre en Ukraine soit pour lui déplaire.


Mais c’est probablement l’Europe qui a tout à perdre dans ce conflit atroce. Au-delà de la solidarité des peuples, dont il faut souligner la mobilisation, l’édifice européen est fragile. Le Sommet de Versailles a révélé les oppositions sur la conduite à tenir entre les pays de l’Est et de l’Ouest de l’Europe. Les pays du Groupe de Visegrad (la Hongrie, la Pologne, la Tchéquie et la Slovaquie) font entendre leur différence, avec une attitude très radicale vis-à-vis de la Russie faiblement partagée par les pays de l’Ouest. Une politique étrangère européenne indépendante des Etats-Unis se révèle, au son des canons en Ukraine, illusoire sans une défense européenne intégrée, une évolution dont l’Amérique et l’Otan ne veulent pas entendre parler : la décision allemande d’acheter des avions F35, en remplacement de sa flotte actuelle, montre toutes les limites de la coopération militaire européenne, si elle ne reçoit pas l’aval de Washington. La marginalisation de l’Europe pourrait se poursuivre, si les négociations de paix, qui viendront bien un jour, s’entamaient sans elle, comme cela fût le cas en Irak, en Afghanistan et en Syrie. Voilà qui ne serait pour déplaire à la Turquie ou à Israël, sans parler de la Chine. Le défi à relever pour l’Europe est immense, car dans ce conflit se joue bien sûr la survie du peuple ukrainien, mais peut-être aussi celle de notre modèle européen, tel que l’ont imaginé les pères fondateurs de l’Europe à la sortie de la seconde guerre mondiale.


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Equipe de publication : Henri Lastenouse et Karine Lazimi Chouraqui


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